Pourquoi la statue de la liberté est une femme ?

samu
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Statue of Liberty National Monument at sunset. New York City

🗽 La statue de la Liberté : quand l’Amérique rend hommage à une figure féminine emblématique

La statue de la Liberté, ce colosse de cuivre et d’acier qui trône fièrement à l’entrée du port de New York, est l’un des monuments les plus célèbres au monde. Symbole universel de liberté et incarnation des valeurs américaines, elle accueille depuis 1886 des millions de visiteurs venus du monde entier. Mais pourquoi avoir choisi de représenter la Liberté sous les traits d’une femme ? Quelle est l’histoire derrière ce choix audacieux pour l’époque ? Plongeons ensemble dans les secrets de conception de cette œuvre monumentale qui n’a pas fini de fasciner.

🎨 Aux origines du projet : la rencontre entre Bartholdi et Laboulaye

L’idée d’offrir une statue monumentale en cadeau pour le centenaire de l’indépendance américaine germe lors d’un dîner organisé en 1865 par le juriste et homme politique français Édouard de Laboulaye. Fervent défenseur des idées républicaines et abolitionnistes, il souhaite célébrer l’amitié franco-américaine tout en rendant hommage aux valeurs de liberté.

Parmi les convives se trouve le sculpteur alsacien Frédéric Auguste Bartholdi. Âgé de 31 ans, il s’est déjà fait remarquer pour ses œuvres de grandes dimensions comme le Lion de Belfort. Séduit par le projet, Bartholdi se met au travail dès 1870 en imaginant une figure féminine tenant un flambeau, qui deviendra la fameuse « Liberté éclairant le monde ». Le choix d’une allégorie féminine pour incarner un concept aussi fort que la liberté n’est pas anodin pour l’époque.

👸 Une longue tradition de représentations féminines de la liberté

Depuis l’Antiquité, de nombreuses déesses et figures allégoriques féminines ont été utilisées pour symboliser des concepts abstraits comme la sagesse (Athéna), la victoire (Niké) ou la liberté. Les Romains vénéraient ainsi Libertas, déesse de la liberté souvent représentée avec un bonnet phrygien (symbole d’affranchissement des esclaves) et un sceptre.

À partir de la Révolution française, la figure féminine de la Liberté connaît un regain de popularité, notamment avec le célèbre tableau d’Eugène Delacroix La Liberté guidant le peuple (1830). Coiffée d’un bonnet phrygien, brandissant le drapeau tricolore, la Liberté y incarne l’esprit révolutionnaire et l’émancipation du peuple.

En choisissant de représenter la liberté américaine sous les traits d’une femme, Bartholdi s’inscrit donc dans une longue tradition iconographique. Mais son projet se veut novateur par ses dimensions hors-normes et sa portée universelle. La statue de la Liberté ne sera pas qu’un hommage à l’histoire américaine, elle deviendra un symbole pour tous les peuples aspirant à la liberté.

🇪🇬 L’influence des voyages de Bartholdi en Égypte

Pour donner forme à son projet, Bartholdi puise son inspiration dans ses voyages, notamment en Égypte où il se rend à deux reprises (en 1855-56 puis en 1869). Fasciné par les monuments colossaux comme les sphinx ou les statues de Ramsès II à Abou Simbel, il rêve de réaliser lui aussi une œuvre monumentale.

En 1867, il propose au vice-roi d’Égypte un projet de phare monumental à l’entrée du canal de Suez, qui vient d’être inauguré. Intitulé « L’Égypte apportant la lumière à l’Asie », il représente une paysanne égyptienne drapée, tenant une torche. Si le projet n’aboutit pas, faute de financement, il servira de base au futur visage de la statue de la Liberté.

Des dessins préparatoires montrent l’évolution progressive du visage, passant d’une paysanne à une figure allégorique de facture plus classique. Bartholdi semble avoir fait une synthèse de plusieurs influences pour créer une représentation universelle de la Liberté. Certains ont voulu y voir les traits de sa mère, d’une certaine Sarah Coblenzer qui aurait posé pour lui ou d’Isabella Eugénie Boyer, veuve du magnat de la machine à coudre Isaac Singer qui avait participé au financement. Mais aucune de ces hypothèses n’a pu être confirmée avec certitude.

🗿 Une prouesse technique pour donner vie à une icône

Au-delà de son visage expressif couronné de sept pointes (symbolisant les sept continents et les sept mers), la statue de la Liberté impressionne par sa structure unique. Pour créer cette figure de plus de 46 mètres de haut, Bartholdi s’adjoint les services de l’ingénieur Gustave Eiffel, concepteur de la fameuse tour parisienne.

Eiffel imagine un pylône métallique central et une secondary skeleton, une « peau » de plaques de cuivre repoussé fixées sur une armature d’acier. Cette technique novatrice permet de réduire le poids de l’ensemble tout en lui assurant une bonne stabilité face au vent. Transportée en pièces détachées depuis la France, la statue fut assemblée sur son piédestal à New York au cours de l’été 1886, sous la direction de l’ingénieur en chef Charles Pomeroy Stone.

🙅‍♀️ Une statue qui ne fait pas l’unanimité à ses débuts

Le 28 octobre 1886, la statue de la Liberté est inaugurée en grande pompe sur Bedloe’s Island, en présence du président Grover Cleveland. Mais la « Liberté éclairant le monde » ne fait pas l’unanimité. Certains dénoncent son coût exorbitant (l’équivalent de 10 millions de dollars actuels) et le retard pris dans sa construction.

D’autres critiquent le fait qu’aucun ouvrier noir n’a participé au chantier et qu’aucune personnalité afro-américaine n’a été conviée à la cérémonie, alors que la statue est censée célébrer l’abolition de l’esclavage. Pour les suffragettes, l’absence de femmes lors de l’inauguration est vécue comme un affront alors qu’une figure féminine trône au cœur du port. La journée sera ainsi marquée par des manifestations dénonçant l’hypocrisie d’une statue de la liberté dans un pays où les femmes et les noirs sont encore privés de droits civiques.

🛳️ Une « Nouvelle Colossale » devenue Mère des Exilés

Malgré ces contestations, la statue de la Liberté gagne rapidement en popularité, notamment auprès des millions d’immigrants européens qui transitent par le centre d’Ellis Island entre 1892 et 1954. Pour eux, elle incarne l’espoir d’une vie meilleure dans ce pays de cocagne où tout semble possible.

En 1903, un poème de la New-Yorkaise Emma Lazarus intitulé Le Nouveau Colosse est gravé sur une plaque de bronze apposée dans le socle du monument. Avec ses vers devenus célèbres « Donnez-moi vos pauvres, vos exténués, qui en rangs pressés aspirent à vivre libres », la statue de la Liberté se pare d’une dimension nouvelle. Elle n’est plus seulement un symbole de l’amitié franco-américaine ou de l’abolitionnisme, elle devient la « Mère des Exilés », gardienne bienveillante accueillant les opprimés du monde entier.

Cette image à forte portée émotionnelle contribuera grandement à l’aura quasi-mystique de la statue, éclipsant peu à peu sa signification politique première. Mais en faisant de cette figure féminine une icône universelle et atemporelle, elle a sans doute aussi permis de transcender les clivages de l’époque pour toucher le plus grand nombre.

💪 Un symbole fort qui résiste à l’épreuve du temps

Depuis plus d’un siècle, la statue de la Liberté n’a cessé de fasciner et d’inspirer des générations d’Américains et de visiteurs du monde entier. Malgré les polémiques qui ont pu l’entourer, elle reste un repère indéfectible dans le paysage new-yorkais et dans l’imaginaire collectif.

Avec sa couronne et sa torche brandies vers le ciel, elle incarne une vision optimiste et volontariste du destin américain. Dans un monde en perpétuel changement, elle apparaît comme un symbole rassurant de permanence et de stabilité. Son médaillon gravé du 4 juillet 1776 rappelle l’attachement des États-Unis à leurs valeurs fondatrices de liberté et de démocratie.

Mais la statue de la Liberté est aussi un formidable appel à la vigilance. Ses chaînes brisées, sur lesquelles elle pose fièrement le pied, témoignent d’un combat sans cesse à mener contre toutes les formes d’oppression. À l’heure où les questions identitaires et migratoires divisent l’Amérique, elle invite à ne pas oublier cette terre d’accueil qu’elle a longtemps incarnée.

🌈 Une icône pop au service de toutes les causes

Au fil des décennies, la statue de la Liberté est devenue une icône de la culture populaire, reproduite et détournée à l’infini sur tous les supports. De la publicité au cinéma en passant par l’art contemporain, son image est devenue un outil au service de tous les messages.

Symbole de l’anticonformisme, elle a servi de support aux revendications féministes, aux combats pour les droits civiques ou contre la guerre du Vietnam dans les années 1960-70. Métaphore des dangers qui guettent l’Amérique, elle a été maintes fois représentée en ruines ou décapitée sur les couvertures de magazines ou dans des films catastrophes.

Représentation de l’esprit de résilience après le 11 septembre 2001, elle est aussi le visage de banques ou de marques de sodas cherchant à capitaliser sur son aura. Andy Warhol, Jasper Johns, Antonio Recalcati… De nombreux artistes se sont appropriés son image pour questionner la société, souvent avec ironie ou provocation. Outil marketing, support militant ou œuvre d’art à part entière, la statue de la Liberté est devenue une matière première malléable à l’infini.

👭 La statue de la Liberté, figure tutélaire d’un féminisme à l’américaine

Pour les féministes, la statue de la Liberté a souvent été une figure ambivalente, entre rejet d’un symbole jugé aliénant et réappropriation militante. Dès son inauguration en 1886, elle a cristallisé la frustration des suffragettes, heurtées qu’une allégorie féminine puisse être célébrée dans un pays refusant le droit de vote aux femmes.

Dans les années 1960-70, les mouvements féministes de la deuxième vague se sont emparés de son image tantôt pour dénoncer un modèle de féminité considéré comme un carcan, tantôt pour ériger « Miss Liberty » en porte-flambeau de leur cause. Représentée en Statue de la Libération brandissant un spéculum géant ou en Mère courage guidant ses sœurs dans la lutte, elle est devenue une icône féministe, parfois non sans ironie ou autodérision.

À l’heure de la troisième vague féministe et de #MeToo, la statue de la Liberté continue d’incarner les luttes et les espoirs des femmes d’hier et d’aujourd’hui. Symbole d’émancipation et de transmission, elle rappelle le chemin parcouru et celui qu’il reste à faire pour atteindre une réelle égalité.

🏳️‍🌈 Égérie queer et transgenre, une Liberté qui se joue des codes

Dans son essai La statue de la Liberté : une icône transgenre, l’universitaire américaine Elizabeth Mitchell voit en Miss Liberty une figure pionnière de la transidentité et de la non-binarité. Sous ses atours féminins, la statue dissimulerait en effet des traits et une musculature plutôt masculins, à l’image de son créateur Bartholdi qui se serait inspiré de son propre visage.

Pour la communauté LGBT+, cette dualité et ce brouillage des genres font de la statue de la Liberté un symbole subversif et émancipateur, invitant à déconstruire les normes et les assignations. Drag-queens parodiques ou figurations érotisées, les réappropriations queer de Miss Liberty tournent souvent en dérision les injonctions à une féminité ou une virilité normées.

Féminine mais androgyne, maternelle mais guerrière, la statue de la Liberté est à l’image de cette Amérique qui se rêve depuis toujours comme une terre de liberté et une nation du mélange. À l’heure où la fluidité des genres et des identités s’affirme, elle offre une vision décomplexée et inclusive de l’idéal qu’elle est censée incarner.

🗽 Plus qu’une statue de femme, le visage d’une promesse universelle

De sa conception à sa postérité actuelle en passant par les débats ayant entouré son inauguration, la statue de la Liberté concentre à elle seule toute l’ambivalence et la complexité du projet qu’elle symbolise. En choisissant de représenter la liberté et l’émancipation sous les traits d’une femme, ses créateurs ont voulu donner un visage à la fois familier et novateur à cet idéal.

Maternelle et guerrière, la Liberté selon Bartholdi transcende les clivages de genre pour incarner un message universel. Bravant les vents et les tempêtes depuis son piédestal, elle porte haut les valeurs humanistes au fondement de la nation américaine, tout en invitant chacun à les faire vivre au quotidien.

Gardienne de la mémoire d’Ellis Island, elle rappelle ces millions de destins en quête d’un avenir meilleur qui ont fait l’Amérique. Mais elle est aussi une vigie éclairant le présent, questionnant sans cesse le sens et la portée de cette liberté dont elle est devenue indissociable. Symbole rassurant mais porteur d’une exigence, elle offre un visage aux idéaux et aux combats de tout un chacun.

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